lundi 25 juin 2018

Mon seul

Les témoins. D'un temps révolu ou parallèle. Le vent soufflait si fort que j'avais l'impression d'être emporté dans une vague d'écume puissante et foudroyante. Le sable brûlait mes yeux, un sifflement strident faisait exploser mes tympans tels des lames de rasoir tournant à plein régime, je m'enfonçais dans la terre comme surpris par la marée montante régulière et inébranlable, mes vêtements arrachés virevoltaient accrochés aux branches d'un arbre comme les drapeaux d'un naufragé, les yeux encore ouverts je hurlais à Mathias des choses inaudibles. M'entendait-il lui crier d'attraper ma main ? M'entend-il encore aujourd'hui l'implorer de se méfier des apparences, d'écouter son cœur et d'être fort pour nous deux ?

Mathias. Mon frère. Cet autre moi à qui j'ai tout donné. Presque dix ans qu'on ne s'étaient pas vus. Je ne l'ai pas oublié. Il a construit et on s'est éloignés. Sans cesse je repensais à notre enfance et à ce qu'il m'avait appris. Je l'aimais mon ami, mon seul, même si je ne le lui ai jamais dit. On ne parle pas de ces choses-là entre hommes. Et puis je suis devenu fragile et faible, j'ai fais des choix par défaut, pour faire bonne figure, cela ne m'a pas réussi. Je n'aurai jamais osé lui dire. J'ai toujours tenté d'être ce que les autres attendaient de moi et j'ai cru dur comme fer que ça me rendrait heureux. J'ai perdu. Ne fait pas la même erreur que moi mec. Je sais, c'est facile de donner des conseils, plus facile à dire qu'à faire.

Ma mâchoire se déformait d'articuler toujours plus fort pour envoyer mes mots au-delà des nuages de sable et de terre. En vain. Je me sentais faiblir. Quelques sursauts me permettaient une vigueur et des regains de vitalité suffocants. Puis le noir. Je me mis à vomir mes tripes. Mes emmerdes inondèrent mon corps comme on arrose une plante. Bientôt elles remplirent le trou que j'avais mis des années à creuser. Je perdis connaissance. Je laissai ce qui me restait de vie entre les mains de mon ami qui arriverai peut-être à temps. Juste le temps d'entendre autour de moi du tonnerre et des explosions.

Mathias regardait ailleurs. Droit devant la côte sauvage. Ignorant tout de moi. Aucune prémonition. Auprès des siens, la famille qu'il s'était choisie. Son passé, il le portait, mais chaque pas qu'il faisait l'en éloignait un peu plus. Jamais il ne se retournait pour vérifier s'il n'avait pas oublié ou perdu quelque chose. Si c'était le cas, cela devait en être ainsi et la vie à venir n'en serait que plus légère. Il avait gardé des photos de son enfance. J'étais dessus, nous deux jeunes et insouciants, des copains qui devinrent amis à jamais, mais sur les images, aucun signe ne laissait présager la force de notre relation... D'ailleurs, l'a-t-il vécue comme cela lui ? Ou est-ce seulement moi qui l'ait imaginée ?
Mathias était immobile, face à l'océan où des vagues gigantesques venaient se briser sur les falaises qui petit à petit se fondaient dans le crépuscule. Le soleil rougeoyant laissa place à un bleu nuit. Bientôt les étoiles apparurent une à une, Mathias s'amusait à reconnaître les constellations, il aimait par-dessus tout se fondre dans l'immensité de l'univers et rester des heures à le contempler. Quand il était petit, on lui avait raconté que les esprits des gens disparus se transformaient en étoile. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine, car je savais que ce soir il en voyait une de plus que d'habitude.

juin 2018 - Couëron (44)

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