Les témoins. D'un temps révolu
ou parallèle. Le vent soufflait si fort que j'avais l'impression d'être
emporté dans une vague d'écume puissante et foudroyante. Le sable
brûlait mes yeux, un sifflement strident faisait exploser mes tympans
tels des lames de rasoir tournant à plein régime, je m'enfonçais dans la
terre comme surpris par la marée montante régulière et inébranlable,
mes vêtements arrachés virevoltaient accrochés aux branches d'un arbre
comme les drapeaux d'un naufragé, les yeux encore ouverts je hurlais à
Mathias des choses inaudibles. M'entendait-il lui crier d'attraper ma
main ? M'entend-il encore aujourd'hui l'implorer de se méfier des
apparences, d'écouter son cœur et d'être fort pour nous deux ?
Mathias. Mon frère. Cet autre
moi à qui j'ai tout donné. Presque dix ans qu'on ne s'étaient pas vus.
Je ne l'ai pas oublié. Il a construit et on s'est éloignés. Sans cesse
je repensais à notre enfance et à ce qu'il m'avait appris. Je l'aimais
mon ami, mon seul, même si je ne le lui ai jamais dit. On ne parle pas
de ces choses-là entre hommes. Et puis je suis devenu fragile et faible,
j'ai fais des choix par défaut, pour faire bonne figure, cela ne m'a
pas réussi. Je n'aurai jamais osé lui dire. J'ai toujours tenté d'être
ce que les autres attendaient de moi et j'ai cru dur comme fer que ça me
rendrait heureux. J'ai perdu. Ne fait pas la même erreur que moi mec.
Je sais, c'est facile de donner des conseils, plus facile à dire qu'à
faire.
Ma mâchoire se déformait
d'articuler toujours plus fort pour envoyer mes mots au-delà des nuages
de sable et de terre. En vain. Je me sentais faiblir. Quelques sursauts
me permettaient une vigueur et des regains de vitalité suffocants. Puis
le noir. Je me mis à vomir mes tripes. Mes emmerdes inondèrent mon corps
comme on arrose une plante. Bientôt elles remplirent le trou que
j'avais mis des années à creuser. Je perdis connaissance. Je laissai ce
qui me restait de vie entre les mains de mon ami qui arriverai peut-être
à temps. Juste le temps d'entendre autour de moi du tonnerre et des
explosions.
Mathias regardait ailleurs. Droit devant la côte sauvage. Ignorant tout
de moi. Aucune prémonition. Auprès des siens, la famille qu'il s'était
choisie. Son passé, il le portait, mais chaque pas qu'il faisait l'en
éloignait un peu plus. Jamais il ne se retournait pour vérifier s'il
n'avait pas oublié ou perdu quelque chose. Si c'était le cas, cela
devait en être ainsi et la vie à venir n'en serait que plus légère. Il
avait gardé des photos de son enfance. J'étais dessus, nous deux jeunes
et insouciants, des copains qui devinrent amis à jamais, mais sur les
images, aucun signe ne laissait présager la force de notre relation...
D'ailleurs, l'a-t-il vécue comme cela lui ? Ou est-ce seulement moi qui
l'ait imaginée ?
Mathias était immobile, face à
l'océan où des vagues gigantesques venaient se briser sur les falaises
qui petit à petit se fondaient dans le crépuscule. Le soleil rougeoyant
laissa place à un bleu nuit. Bientôt les étoiles apparurent une à une,
Mathias s'amusait à reconnaître les constellations, il aimait par-dessus
tout se fondre dans l'immensité de l'univers et rester des heures à le
contempler. Quand il était petit, on lui avait raconté que les esprits
des gens disparus se transformaient en étoile. Mon cœur fit un bond dans
ma poitrine, car je savais que ce soir il en voyait une de plus que
d'habitude.
juin 2018 - Couëron (44)